- Quelle était la place de l’Allemagne du point de vue musical lorsque vous étudiiez en Argentine
On parle toujours du célèbre professeur Vincenzo Scaramuzza,
qui venait d’Italie, mais il ne faut pas oublier l’importante immigration
allemande en Argentine et le premier rôle qu’elle a joué du point de vue
musical. Les deux plus grands pianistes sud-américains de l’époque étaient deux
chiliens : Claudio Arrau qui avait été éduqué et formé en Allemagne par
Martin Krause - la grande tradition lisztienne - et Rosita Renard qui était une
femme campagnarde qui avait reçu toute son éducation à Berlin. Elle avait lié
une grande amitié avec Erich Kleiber, le grand chef d’orchestre, lui aussi un Allemand émigré. Elle soignait
sa campagne au Chili pendant l’année et, pendant la saison des concerts, Kleiber
l’emmenait jouer en Argentine où elle a fait avec lui les meilleurs concertos
de Mozart que j’aie jamais entendus.
Claudio Arrau, lorsque j’ai joué devant
lui à Buenos-Aires, m’avait dit : vous avez ici un grand professeur de
piano qui est arrivé il n’y a pas longtemps, Fritz Masbach. Alors j’avais fait
le jeu de mot en espagnol sur mas
Bach : « Est-ce un Bach
de plus ou est-il plus que Bach ? » J’ai aussi été auditionné par
Masbach qui a donné des leçons à mon professeur, Galia Schalmann.
Nous avions aussi en Argentine d’autres hommes
extraordinaires d’origine allemande, Grätzer, Franze, et Erwin Leuchter, un
élève de Schönberg qui m’a donné l’idée de la mélodie originelle et du noyau
thématique. Tout ceci avait aussi une inspiration venant des grands
théoriciens germaniques, Hugo Riemann - qui a mis en lumière le phénomène
mystérieux de l’agogique - et Heinrich Schenker. Mais je m’arrête là pour ne
pas avoir l’air d’un donneur de leçons…
Tant mon professeur Schalman que de nombreux élèves de Scaramuzza
sont allés prendre des leçons avec Masbach. La maman de Marta Argerich, qui
était très maligne, emmenait sa fille, qui étudiait avec Scaramuzza,
aussi prendre des leçons à droite et à gauche, parce que Martita absorbait
tout. Et nous tous, de ce groupe-là, on se faisait auditionner par les
célébrités qui venaient en Argentine et qui, une fois arrivés là-bas, y
restaient longtemps.
Qu’est-ce qui distingue les écoles de piano des différents pays ?
Je crois qu’il y a des points de contact et des différences.
Parce que déjà, c’est un problème un peu géographique. La géographie est une
science en évolution. Il y a des changements, comme la dérive des continents
etc . Et si je crois à l’évolution des espèces, je vois qu’en même temps on ne
parvient pas à expliquer le passage par terrasse d’une espèce à l’autre. Ce
n’est pas une descente graduelle mais par à coup. Par ailleurs, s’il y a une
unité humaine dans le monde entier, il y a aussi un phénomène mystérieux qui
est la différence des langues. Il n’y a pas d’évolution linguistique entre les
Français et les Allemands. Il y a une unité spirituelle virtuelle, entre tous
les être humains, mais il n’empêche que malgré les changements climatiques,
l’évolution géographique, et les guerres, qui changent les frontières et
l’utilisation des langues, il se trouve que quand on bouge de peu de
kilomètres, on a une langue complètement différente, une philosophie
différente, et des écoles différentes. Malgré le côté universel qui unit les
grands chefs d’œuvres, les différences géographiques existent toujours, car
cela fait partie du mystère de la création que nous ne pouvons pas pénétrer.
De grandes personnalités peuvent-elles cependant orienter
l’évolution ?
Il faut d’abord dire que la technique pianistique a observé
Liszt. Il était un peu le modèle, parce que malgré certains aspects
superficiels, mondains de son tempérament, il a beaucoup lutté pour acquérir la
profondeur et il a inspiré les recherches des théoriciens de la technique
pianistique allemande, notamment Breithaupt, desquels se sont inspirés ensuite
les théoriciens des autres écoles, comme Marie Jaëll et Blanche Selva qui ont
créé l’école théorique française. L’Italie représente le catholicisme, tandis
que Jean Sébastien Bach était un dépasseur de frontières et de langages. Car
selon notre conception, Bach était un grand oecuméniste, le nœud de l’histoire
de la musique occidentale qui a envahi toutes les autres civilisations. Pensons
aussi à l’influence des élèves de Bach, comme Johann Philipp Kirnberger, qui a
été, jusqu'à preuve contraire, l'inventeur de la musique combinatoire et
aléatoire qui allait inspirer les avant-gardes du 20ème siècle, depuis
l'Amérique jusqu'à Stockhausen. En ce moment, je mets plutôt l'accent dans mes
recherches sur les grands classiques, Bach, Beethoven, Schumann.
Ultérieurement, je pourrais affronter les avant-gardes, éventuellement… Pour
Stockhausen, je recommande d'écouter les frères Kontarsky et Maurizio Pollini.
L’héritage de Bach est-il présent aujourd’hui ?
Nous vivons aujourd’hui dans une civilisation de distraction
et d’hyper médiatisation, de divertissement, parfois à un haut niveau. Kempff
me l’avait annoncé déjà lors de nos conversations. Il voyait arriver une époque
qui mettrait en valeur excessivement l’interprète par rapport à l’œuvre
elle-même. Ce qui occupe beaucoup notre société de divertissement est
l’habileté, de type cirque, C’est pourquoi le grand claveciniste Gustav
Leonhardt disait que quand il
avait commencé ses études, on lui interdisait tous les morceaux rapides. Le
grand danger, pour les interprètes de l’époque actuelle, c’est l’exagération de
vitesse. Mais je pense qu’il faut aller à l’essentiel, et avec Bach, on est
tranquille. C’est un oecuméniste parce qu’il a étudié et ressenti le
catholicisme également, et pas seulement le protestantisme. Il pouvait donc
inspirer le monde entier.
Comment rester en contact avec cette source
d’inspiration ?
Je crois que le travail sur la musicologie est essentiel.
Aujourd’hui, comme j’ai cette conception transcendante de la musique, je dois
choisir beaucoup mon répertoire, et ressentir qu’une œuvre est transcendante.
Si une œuvre est transcendante, elle perd sa référence tant au compositeur
qu’aux interprètes. Elle reste la lumière essentielle à laquelle se réfèrent
les instrumentistes musicologues. Et tout le reste disparaît. Et donc,
pratiquement, parlons d’un point de vue catholique, pourquoi pas, c’est-à-dire
universel, le compositeur, c’est le saint esprit.
Et l’interprète ?
C’est un humble sacerdote. Car c’est un sacerdoce. Cela
demande beaucoup de travail, beaucoup de talent, un travail acharné pour
dominer le corps, et la nature, parce que toute la nature est conflictuelle,
d’un point de vue théologique, depuis l’histoire de l’éternité. L’œuvre d’art
inspirée transcendante nous est envoyée par le saint esprit. C’est terrible.