Récitations      

en 2013                                                                      

Verlaine
Les Confessions

Corneille
Le Cid

par Bertrand Brouder


 en association avec le Nouvel Opéra de Chambre



                                                             (photo : G. Durand / Sud-Ouest)

Entretien avec Gustav Leonhardt

au sujet de Johann Sebastian Bach, en 1999


Gustav Leonhardt dans "Chronik der Anna Magdalena Bach"
film réalisé par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1968)


Certains musiciens disent n'apprécier guère, qui Mozart, qui Schubert, qui Beethoven ou Debussy, mais il semble que règne l'unanimité à propos de Bach. Savez-vous pourquoi ?

Non, et ça ne m'intéresse d'ailleurs pas vraiment. Mais c'est un fait que presque chaque musicien dit considérer la musique de Bach comme ce qu'il y a de plus haut. Je ne sais pas pourquoi ; enfin je sais pourquoi, je le comprends. Mais il y a très peu de musiciens professionnels qui se consacrent principalement à un seul compositeur, Dieu soit loué, d'ailleurs. Je pense que lorsque l'on s'intéresse à un grand compositeur, disons Schubert, il apparaît encore plus grand lorsque l'on connaît son environnement, lorsque l'on connaît les compositeurs qui sont venus avant lui.

Dans votre intérêt pour Bach, quels sont les parts de la nécessité et du hasard ?

J'y suis venu, dans ma jeunesse, plutôt par hasard, car mes parents adoraient la musique et m'en ont toujours fait entendre ; et beaucoup de Bach, car mon père était vice-président de la société Bach. J'ai entendu dans mon enfance les Passions et la Messe en si, et cela a sûrement eu beaucoup d'influence sur moi. On peut appeler cela du hasard si l'on veut... Une nécessité...? Le mot est peut-être un peu trop fort.... La musique de Bach une nécessité...? Ce sont de ces mots !

Vous auriez pu vous consacrer aux vieux maîtres néerlandais, ce que vous n'avez pas fait.

Il y a des affinités qui font que l'on estime l'un plus que l'autre. On peut analyser cela techniquement et il faut bien dire que Bach écrivait extraordinairement bien. Mais cela ne fait pas sa grandeur. Si l'on regarde le Mozart de la période médiane, c'est évidemment aussi très bien écrit, mais tout cela ne repose pas en premier lieu sur la composition. C'est une chose assez miraculeuse : bien que cela soit si simple, presque honteusement simple, c'est incroyablement fascinant. Tandis que chez Bach, on peut aussi simplement admirer la facture artisanale : comme c'est compliqué et bien travaillé ; beaucoup moins chez Mozart, sauf dans les dernières œuvres, mais ça ne diminue pas sa grandeur, ça reste un miracle et c'est bien ainsi. On ne sait pas à quoi cela tient, sinon on pourrait le faire aussi.

Bach n'occupe-t-il pas aussi une place privilégiée parce que la musique plus ancienne, disons de Josquin ou de Lassus, nous est plus difficilement accessible.

C'est d'ailleurs vrai seulement pour la musique. Dans les beaux-arts il en va autrement. Le XVIe siècle -par exemple Michelangelo - parle plus que le XVIIIe siècle à beaucoup d'amateurs.

La place particulière de Bach pourrait-elle venir de ce qu'il semble être la source de notre musique occidentale ?

Je ne trouve pas. C'est une idée romantique. Je dirais plutôt le contraire. Je le perçois comme le dernier, au tarissement de la source, un des derniers d'une époque qui était religieuse au sens "ancien régime", lorsque la vie était imbriquée dans la foi, qu'il n'y avait aucune séparation... pas de pensées philosophiques, c'était un tout. C'est pourquoi l'ancien régime s'est maintenu si longtemps, et cela reviendra, c'est sûr. Cela se trouve dans la nature même de l'homme d'accepter une puissance supérieure, comme on accepte ses parents. Ce sont des choses données. C'était encore plus ou moins ainsi durant la première moitié du XVIIIe siècle et cela a changé lorsque l'on a commencé à faire des recherches physiques pour savoir comment marchait le monde, ce qui auparavant ne suscitait pas grand intérêt, car c'était considéré comme donné. D'après ce que nous savons de Bach, il était tellement imprégné de religion qu'il n'avait même pas besoin d'en parler. La plupart des gens le ressentent, et cela le relie aussi avec tous les compositeurs précédents. C'est vraiment la foi chrétienne qui s'exprime.

Bach est mort depuis 250 ans. Vous même le jouez depuis plus 50 ans : avez-vous le sentiment que dans cet intervalle sa musique s'est sous certains aspects éloignée de nous, sous d'autres rapprochée de nous ?

En quantité, il y a beaucoup plus de gens qui aiment Bach qu'il y a cinquante ans et surtout, ce qui me tient encore plus à coeur, il y a beaucoup plus de gens qui veulent seulement entendre une interprétation qui s'efforce de comprendre Bach. C'est la direction que je représente, qui ne s'est pas encore généralisée mais a pris de l'importance, justement au cours de ces cinquante dernières années : il y a un énorme public qui ne veut plus entendre Bach joué, disons par Karajan. Il y a encore beaucoup d'orchestres symphoniques qui se contentent d'acheter les partitions et de les jouer. Mais l'autre direction est devenue très forte et cela me réjouit. C'est aussi au moyen du disque qu'elle a pu s'affirmer auprès du public et des musiciens, malheureusement dois-je dire.

Cette approche de Bach par des moyens techniques, "morts", ne nous a-t-elle pas éloigné de lui ?

Ce n'est pas vraiment "mort". Le son n'est pas authentique, mais si j'écoute un disque, et que la musique est belle et bien jouée, je peux y prendre plaisir. L'aspect technique n'est pas au premier plan. Lorsque l'on voit une reproduction de Raphaël, bien que le format soit petit, et le papier brillant, on voit les formes, et dans une certaine mesure les couleurs : on sent que ce n'est pas authentique mais on voit tout de même la grandeur ; il y a assez de choses qui passent, enfin assez...

Mais le disque ne permet pas de communication humaine.

Bien sûr que non. Mais même au concert, je ne sens jamais le contact avec le public. C'est le morceau de musique qui devrait entrer en contact avec le public, et inversement. Si un interprète se met en valeur et fait l'important, il a alors peut-être un contact avec le public. Mais je trouve cela très mauvais.

Lorsqu'on lit une partition de Mozart ou de Bach, on peut avoir l'impression que les compositeurs sont présents, qu'on les connaît et les comprend…

Oui, bien sûr, mais la plupart des gens ne lisent pas les notes, et c'est autre chose qu'entendre le son.

Est-ce que la primauté de la musique allemande dans la musique occidentale peut
être reliée à la richesse technique et expressive de Bach ?

Je suis de naissance un "Germain", aussi laid que puisse être ce terme. Je ne peux donc pas comprendre ce que ressent un Italien lorsqu'il regarde l'art italien qu'il trouve incroyablement beau. S'il apprécie les oeuvres du Nord, cela sera alors toujours seulement Bach, qu'il ramènera aux influences italiennes : il a copié de la musique italienne, il a écrit un Concerto italien etc. Je ne peux pas regarder une oeuvre italienne comme un Italien, pas aussi bien, peut-être mieux, en tout cas autrement. Et inversement, moi, le "Germain", je comprends Bach plus facilement ; il appartient à la culture du Nord, comme aussi Mozart. C'est pourquoi, si j'étais obligé de citer des génies dans le domaine de la musique ou dans un autre, il n'y aurait aucun Italien... et pas de Français non plus. Seulement des Allemands... et Sweelinck... et des Anglais. Mais peut-être dis-je cela en tant que "Germain". Un Italien ne le dirait jamais. Il ne faut pas croire que son propre jugement soit le seul.

Vous ne liez donc pas l'importance de la musique allemande à celle de Bach ?

Non, et pour le grand public, ce sont avant tout les romantiques qui comptent : ce que dirigent tous les grands chefs d'orchestre, avec Mozart à la rigueur. Brahms... la germanité, la primauté au symphonisme. Bach est comme un début fantastique, mais au fond, il ne joue aucun rôle. C'est compréhensible, car c'est un autre monde qui ne se révèle pratiquement pas avec les orchestres modernes. Ce n'est pas un son intéressant.

Y a-t-il des oeuvres de Bach qui vous ont intimidé ?

Non. Je n'étais jamais si modeste.

Certains compositeurs de l'époque de Bach où précédant celle de Bach vous ont-ils aidé à trouver un accès stylistique à Bach ?

Oui, c'est une question importante, mais chez moi tout c'est passé autrement. J'ai commencé par Bach, c'était le seul que je connaissais et il m'a incroyablement touché. Et lorsque je faisais de la musique de chambre chez mes parents, il n'y avait que les partitions de Bach, quelques pièces de Couperin, deux trios de Telemann et un trio de Händel, c'est tout. Mais pour moi, Bach était le plus grand. Quand j'ai commencé à étudier sérieusement la musique, je suis parti de lui et de ses contemporains. On savait qu'il n'était pas seul et j'ai étudié les sources, les écrits des autres compositeurs de l'époque, puisque Bach n'a rien écrit. Puis j'ai étudié ses prédécesseurs, que Bach avait étudiés lui-même. Pour moi tout est parti de Bach. J'ai ensuite découvert les autres. Heureusement.

Au départ, vous n'aviez aucune idée du style de Bach.

Non, c'étaient des chimères enfantines.

Comment votre rapport à Bach a-t-il évolué en cinquante ans ?

Je n'ai pas conscience d'une évolution. Je ne peux même pas dire que je regarde une oeuvre autrement qu'il y quarante ans. J'espère qu'il y a plus de nuances. Mais par ailleurs, je trouve que les interprètes sont très surévalués aujourd'hui. Quand je serai mort, tout sera fini. Seuls les compositeurs restent. Donc peu importe si je comprends plus ou moins, mais j'espère qu'il y a eu un approfondissement progressif de ma compréhension des oeuvres. Chez certains de mes collègues, il en est allé autrement. Ils ont fait des revirements brusques. De nouvelles découvertes ont modifié leur jeu tout d'un coup : le jeu inégal ou les doigtés anciens... Ce type de revirement conduit à des exagérations. Les découvertes nouvelles fixent à tel point les pensées que pendant des années elles sont dominantes et relèguent tout le reste au second plan. Il y a des gens obstinés... les découvreurs. Heureusement, je n'ai pas suivi ce chemin, ce n'est pas dans ma nature. J'ai intégré la nouveauté progressivement et toujours plus facilement. Je n'ai jamais été un extrémiste.

Dans votre travail sur les oeuvres, qu'est-ce qui revient à la spontanéité et à l'analyse ?

L'origine de mon amour pour Bach est un miracle, inexplicable. Mais la seule chose que peut faire un musicien professionnel est de chercher ; la spontanéité ne joue aucun rôle. Ce serait même dangereux. Elle peut être là à l'origine, mais elle doit disparaître. Il faut utiliser l'entendement qui procède à une mise en forme, puis cela devient un langage qui permet de ne pas penser lorsqu'on joue. Sinon ce serait cérébral et pédant : seule la musique doit régner, et là on pourrait utiliser de nouveau le terme "spontané", mais ça ne l'est pas.

N'êtes vous jamais saisi par la passion que communiquent les oeuvres de Bach ?

Non... Je le suis bien sûr, mais ne me laisse pas emporter. Surtout pas quand je joue, car il faut continuellement mettre en forme, contrôler. La passion ....c' est primitif.
"L'enthousiasme c'est le chaos" (en français).
Je ne sais plus qui a dit ça, mais je trouve cela très juste.

Quels conseils donneriez-vous à un claveciniste qui voudrait jouer Bach ? Avant tout l'étude du contrepoint ?

De toutes façons, je ne proposerais rien à personne, car un bon étudiant devient bon parce qu'il est un bon étudiant ! Il apprend parce qu'il veut apprendre, et si je lui dis d'étudier de telle ou telle manière, ça n'a pas de sens. Mais je pense qu'on doit se référer au sources théoriques de l'époque du compositeur, et pas aux traités modernes de contrepoint parce qu'on n'emploie plus le contrepoint aujourd'hui, et ce ne sont plus que des observations historiques comme chez Schenker. Il faut se livrer à une analyse formelle et technique. D'ailleurs, jadis on n'écrivait pas d'études et les exercices digitaux n'ont donc aucun sens. On peut jouer les Inventions, ou des pièces de Couperin et de Sweelinck, et regarder les difficultés de près. Les oeuvres mêmes sont les études, et d'ailleurs les meilleures pièces peuvent s'appeler Essercizi ; ou Clavier Übung chez Bach. La séparation entre le travail technique stupide et les oeuvres d'art est née au XIXe siècle. C'est peut-être utile pour les oeuvres romantiques : il y a des oeuvres de Chopin qui sont vraiment beaucoup plus difficiles techniquement... simplement pour jouer les notes.

Parmi les traités anciens, conseilleriez-vous des auteurs comme Fux ou Albrechtsberger ?

Ce sont les secs.

Mais la forme de Fux est vivante : un dialogue entre Palestrina et un élève...

Certains élèves de Bach, comme Kirnberger, l'admiraient tellement qu'ils analysaient tout de la manière la plus pédante. Ils citent les maîtres pour édifier un système, mais on ne connaît pas la réactions des maîtres qui étaient déjà morts. Et d'ailleurs je me méfie des citations car d'autres élèves donnent des citations absolument contraires. Sorge et Kirnberger se contredisent. Bach n'était pas un pédant. Il faisait une fois ainsi, une fois autrement car il pouvait tout faire, et voilà qu'un petit étudiant stupide et respectueux note ce qu'il a dit mardi après-midi.

Lorsque vous étudiez pour la première fois une oeuvre de Bach, vous livrez-vous toujours à l'étude préalable de la partition avant de vous mettre au clavier ?

Oui. Mais ce temps du premier contact est si éloigné... Je crois que j'ai à peu près lu toute l'oeuvre de Bach, joué toute son oeuvre pour clavier, et dirigé la moitié des cantates. J'ai cependant étudié les oeuvres d'abord à la table. Il y a certes quelques cantates que je connais mal, mais je n'irais pas les apprendre au clavecin ; je prendrais la partition, je l'analyserais, je contrôlerais les sources car les éditions ne sont jamais fiables. Les manuscrits ne sont pas toujours parfaitement lisibles et les éditeurs doivent bien imprimer quelque chose. C'est un travail critique qui est nécessaire. D'abord une analyse formelle, puis la résolution des autres problèmes relatifs à l'exécution, comme l'instrumentation, le nombre d'exécutants etc.

Est-ce que vous improvisez vous-même ?

Pas en public, ou alors juste des petites choses pour essayer l'orgue ou le clavecin. Je ne m'y risquerais pas en concert.

Pouvoir improviser ne peut-il conférer une certaine liberté à celui qui veut exécuter l'oeuvre de Bach, qui était lui-même un grand improvisateur ?

Peut-être. C'est plutôt l'inverse : la fréquentation des années durant des oeuvres des anciens nourrit presque inconsciemment, ce qui se reporte sur le jeu d'improvisation. Lorsqu'ils improvisaient, c'était dans leur propre langage tandis que ce n'est plus vraiment le nôtre. Nous essayons de l'apprendre pour jouer leurs oeuvres, car ce n'est pas notre langue maternelle

Lorsque vous avez joué dans le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, aviez-vous l'idée de faire connaître ainsi un style nouveau de jeu de Bach ?

D'abord Straub m'a choisi. Je ne savais rien de lui. Il m'a téléphoné et j'ai pensé : un film sur Bach, cela sera effrayant comme tous les films sur la musique que j'ai déjà vus. Puis, j'ai reçu le scénario et alors, chapeau bas ! C'était un scénario tout à fait sérieux, pensé, et fondé historiquement. J'étais tout de suite gagné, car il y avait enfin un réalisateur qui avait la même approche de Bach et le même respect que moi. Ce que je trouvais normal, Straub le trouvait aussi. Il était un cas unique dans le monde du cinéma. Il l'est toujours.

Rejoueriez-vous dans un film ?

Qui sait ? Je ne peux guère l'imaginer, mais bah... Je n'ai aucune ambition de carrière cinématographique, ça ne m'intéresse pas du tout, mais ce film était une belle chose musicale.

L'étude de l'oeuvre de Bach vous fait-elle connaître son caractère ?

Son caractère m'indiffère. Je ne le connais pas et je ne cherche pas à le connaître. Cela irait trop loin. Il était peut-être très désagréable. En tout cas, cela ne me servirait pas pour jouer sa musique. Les pires escrocs peuvent avoir fait les oeuvres les plus profondes, et inversement, les êtres les plus exquis peuvent produire des saletés ennuyeuses. En revanche, il faut connaître tout ce qui concerne les conditions dans lesquelles Bach a composé. C'est important pour les faire revivre. Il les a écrites pour des circonstances particulières. Il a écrit d'une certaine manière parce qu'il connaissait les conditions acoustiques, la résonance, la position de l'orgue, le nombre de chanteurs et d'instrumentistes, parce qu'il savait qu'à tel moment il avait à sa disposition des enfants qui chantaient mal ou bien, ou qu'un grand chanteur était de passage etc. Cela m'intéresse pour des raisons pratiques.

Mais à entendre sa musique, on peut se rendre compte qu'il était pieux.

Oui, absolument, et on peut en déduire certaines règles auxquelles il se tenait vraiment. Il a souvent écrit des parodies, par exemple, mais seulement d'oeuvres écrites sur des textes profanes. Un texte sacré avait sanctifié sa musique une bonne fois pour toutes. Mais il n'effectuait pas de division à l'intérieur de sa musique. Les musiques sur les textes profanes sont fantastiques.

Pouvez-vous imaginer comment il enseignait ?

Non. Mais composition et jeu n'étaient pas séparés chez lui. Il a eu des étudiants doués, et pas des organistes de villages qui ne savaient pas composer. Il commençait par le métier, pas par la fantaisie : il fallait d'abord savoir écrire un beau morceau à quatre parties. On sait peu de choses.

Auriez-vous aimé connaître Bach ?

Non, et de toutes façons c'est impossible, 250 ans sont passés. C'est comme lorsque certains disent que si Bach avait connu le piano moderne, il aurait fait... etc. Ce sont des sornettes. Si j'avais répondu "oui", so what ?
Prenons un pianiste d'aujourd'hui, qui joue les oeuvres d 'un compositeur de ses amis, qui sera considéré dans cent ans comme un génie. Il parle souvent avec lui de toutes sortes de choses... Mais je ne crois pas que cela l'aide pour jouer ses oeuvres. Il peut dire que cela l'aide, mais je me demande en quoi. Car ce que cet ami a composé est lié à l'inspiration, et son être est très complexe. Il peut aussi être un escroc par ailleurs. Il y a mille exemples. Caravaggio qui a peint des oeuvres très profondes et était un grand filou. Leone Leoni, un meurtrier et un sculpteur fantastique ! Stradella, pas un des plus grands musiciens, mais il a aussi tué. Ou Gesualdo... Rembrandt n'était pas fiable en ce qui concerne l'argent. Un type très antipathique.

J'aurais pourtant confiance en Bach, Mozart ou Haydn.

Même du point de vue financier ? Haydn était fiable, Mozart je ne sais pas. Mais cela n'est pas intéressant. Ce qui compte c'est ce qu'ils ont laissé.

(l'entretien eut lieu en langue allemande ; Amsterdam, le 8 octobre 1999 ; Cornelia Geiser et Bertrand Brouder)

Second entretien avec Alberto Neuman




(2012)
 
- Quelle était la place de l’Allemagne du point de vue musical lorsque vous étudiiez en Argentine 

On parle toujours du célèbre professeur Vincenzo Scaramuzza, qui venait d’Italie, mais il ne faut pas oublier l’importante immigration allemande en Argentine et le premier rôle qu’elle a joué du point de vue musical. Les deux plus grands pianistes sud-américains de l’époque étaient deux chiliens : Claudio Arrau qui avait été éduqué et formé en Allemagne par Martin Krause - la grande tradition lisztienne - et Rosita Renard qui était une femme campagnarde qui avait reçu toute son éducation à Berlin. Elle avait lié une grande amitié avec Erich Kleiber, le grand chef d’orchestre, lui aussi un Allemand émigré. Elle soignait sa campagne au Chili pendant l’année et, pendant la saison des concerts, Kleiber l’emmenait jouer en Argentine où elle a fait avec lui les meilleurs concertos de Mozart que j’aie jamais entendus. 
Claudio Arrau, lorsque j’ai joué devant lui à Buenos-Aires, m’avait dit : vous avez ici un grand professeur de piano qui est arrivé il n’y a pas longtemps, Fritz Masbach. Alors j’avais fait le jeu de mot en espagnol sur mas Bach :  « Est-ce un Bach de plus ou est-il plus que Bach ? » J’ai aussi été auditionné par Masbach qui a donné des leçons à mon professeur, Galia Schalmann.
Nous avions aussi en Argentine d’autres hommes extraordinaires d’origine allemande, Grätzer, Franze, et Erwin Leuchter, un élève de Schönberg qui m’a donné l’idée de la mélodie originelle et du noyau thématique. Tout ceci avait aussi une inspiration venant des grands théoriciens germaniques, Hugo Riemann - qui a mis en lumière le phénomène mystérieux de l’agogique - et Heinrich Schenker. Mais je m’arrête là pour ne pas avoir l’air d’un donneur de leçons…
Tant mon professeur Schalman que de nombreux élèves de Scaramuzza sont allés prendre des leçons avec Masbach. La maman de Marta Argerich, qui était très maligne, emmenait sa fille, qui étudiait avec Scaramuzza, aussi prendre des leçons à droite et à gauche, parce que Martita absorbait tout. Et nous tous, de ce groupe-là, on se faisait auditionner par les célébrités qui venaient en Argentine et qui, une fois arrivés là-bas, y restaient longtemps.

Qu’est-ce qui distingue les écoles de piano des différents pays ?

Je crois qu’il y a des points de contact et des différences. Parce que déjà, c’est un problème un peu géographique. La géographie est une science en évolution. Il y a des changements, comme la dérive des continents etc . Et si je crois à l’évolution des espèces, je vois qu’en même temps on ne parvient pas à expliquer le passage par terrasse d’une espèce à l’autre. Ce n’est pas une descente graduelle mais par à coup. Par ailleurs, s’il y a une unité humaine dans le monde entier, il y a aussi un phénomène mystérieux qui est la différence des langues. Il n’y a pas d’évolution linguistique entre les Français et les Allemands. Il y a une unité spirituelle virtuelle, entre tous les être humains, mais il n’empêche que malgré les changements climatiques, l’évolution géographique, et les guerres, qui changent les frontières et l’utilisation des langues, il se trouve que quand on bouge de peu de kilomètres, on a une langue complètement différente, une philosophie différente, et des écoles différentes. Malgré le côté universel qui unit les grands chefs d’œuvres, les différences géographiques existent toujours, car cela fait partie du mystère de la création que nous ne pouvons pas pénétrer.

De grandes personnalités peuvent-elles cependant orienter l’évolution ?

Il faut d’abord dire que la technique pianistique a observé Liszt. Il était un peu le modèle, parce que malgré certains aspects superficiels, mondains de son tempérament, il a beaucoup lutté pour acquérir la profondeur et il a inspiré les recherches des théoriciens de la technique pianistique allemande, notamment Breithaupt, desquels se sont inspirés ensuite les théoriciens des autres écoles, comme Marie Jaëll et Blanche Selva qui ont créé l’école théorique française. L’Italie représente le catholicisme, tandis que Jean Sébastien Bach était un dépasseur de frontières et de langages. Car selon notre conception, Bach était un grand oecuméniste, le nœud de l’histoire de la musique occidentale qui a envahi toutes les autres civilisations. Pensons aussi à l’influence des élèves de Bach, comme Johann Philipp Kirnberger, qui a été, jusqu'à preuve contraire, l'inventeur de la musique combinatoire et aléatoire qui allait inspirer les avant-gardes du 20ème siècle, depuis l'Amérique jusqu'à Stockhausen. En ce moment, je mets plutôt l'accent dans mes recherches sur les grands classiques, Bach, Beethoven, Schumann. Ultérieurement, je pourrais affronter les avant-gardes, éventuellement… Pour Stockhausen, je recommande d'écouter les frères Kontarsky et Maurizio Pollini.

L’héritage de Bach est-il présent aujourd’hui ?

Nous vivons aujourd’hui dans une civilisation de distraction et d’hyper médiatisation, de divertissement, parfois à un haut niveau. Kempff me l’avait annoncé déjà lors de nos conversations. Il voyait arriver une époque qui mettrait en valeur excessivement l’interprète par rapport à l’œuvre elle-même. Ce qui occupe beaucoup notre société de divertissement est l’habileté, de type cirque, C’est pourquoi le grand claveciniste Gustav Leonhardt  disait que quand il avait commencé ses études, on lui interdisait tous les morceaux rapides. Le grand danger, pour les interprètes de l’époque actuelle, c’est l’exagération de vitesse. Mais je pense qu’il faut aller à l’essentiel, et avec Bach, on est tranquille. C’est un oecuméniste parce qu’il a étudié et ressenti le catholicisme également, et pas seulement le protestantisme. Il pouvait donc inspirer le monde entier.

Comment rester en contact avec cette source d’inspiration ?

Je crois que le travail sur la musicologie est essentiel. Aujourd’hui, comme j’ai cette conception transcendante de la musique, je dois choisir beaucoup mon répertoire, et ressentir qu’une œuvre est transcendante. Si une œuvre est transcendante, elle perd sa référence tant au compositeur qu’aux interprètes. Elle reste la lumière essentielle à laquelle se réfèrent les instrumentistes musicologues. Et tout le reste disparaît. Et donc, pratiquement, parlons d’un point de vue catholique, pourquoi pas, c’est-à-dire universel, le compositeur, c’est le saint esprit.

Et l’interprète ?

C’est un humble sacerdote. Car c’est un sacerdoce. Cela demande beaucoup de travail, beaucoup de talent, un travail acharné pour dominer le corps, et la nature, parce que toute la nature est conflictuelle, d’un point de vue théologique, depuis l’histoire de l’éternité. L’œuvre d’art inspirée transcendante nous est envoyée par le saint esprit. C’est terrible.